Par l’équipe éditoriale de Voix-Plurielles
Depuis le 12 octobre 2025, le Cameroun traverse une crise post-électorale marquée par des revendications de victoire citoyenne, la diffusion massive de procès-verbaux (PV) locaux et une montée simultanée de la répression. Entre publications de PV montrant des tendances favorables à Issa Tchiroma Bakary et réactions musclées des autorités (arrestations, perquisitions, discours ministériels), se dessine un schéma récurrent : la manipulation des urnes est dénoncée publiquement — et les dénonciateurs sont traités comme des menaces à l’ordre. Notre enquête rassemble les éléments disponibles et propose une lecture politique, juridique et civique des événements.
1. Les faits essentiels (ce que montrent les documents)
- Des scans et photocopies de procès-verbaux de bureaux de vote (Mfoundi, Wouri, Moungo, Vina, Menoua, Mayo-Rey, Noun, etc.) circulent et ont été compilés par la campagne ITB : ils indiquent, dans plusieurs départements, des tendances marquées en faveur d’Issa Tchiroma Bakary.
- Des cartes d’incidents et des témoignages vidéos abondent : allégations de bourrage d’urnes, falsification de PV, expulsions ou intimidations des scrutateurs, et manifestations spontanées dispersées.
- Des arrestations ciblées ont suivi — militants locaux, représentants d’organisations (ex. MANIDEMFSNC, MRC…), et journalistes ou blogueurs critiques — parfois accompagnées de saisies matérielles (ordinateurs, téléphones).
- Du côté de l’État, communications officielles dénoncent des « manœuvres subversives » et évoquent des réseaux de financement visant à déstabiliser l’ordre public ; l’usage de lois anti-terrorisme et de la juridiction militaire est évoqué de façon implicite dans le climat judiciaire.
2. Un dispositif étatique prévisible — et dangereux
Les éléments recueillis montrent une stratégie en deux temps : d’abord la « normalisation » du résultat par les institutions alignées (Elecam, préfets, puis Conseil constitutionnel) ; ensuite, la neutralisation des opposants par des poursuites, arrestations ou campagnes de discrédit. Ce schéma n’est pas surprenant dans un régime qui a longtemps confondu conservation du pouvoir et gestion de l’ordre public. Mais il est dangereux : criminaliser l’expression politique et utiliser des lois conçues pour le terrorisme contre des opposants pacifiques fragilise les garanties pénales fondamentales et internationalise la crise.
3. La mise en scène de la preuve et la bataille des chiffres
La stratégie opposée — celle des citoyens et partis qui publient des PV — repose sur la transparence des documents originaux. C’est une stratégie forte car elle déplace le débat de l’affirmation à la preuve. Toutefois, plusieurs risques existent :
- authenticité et traçabilité des fichiers (risque de forgeries et de désinformation) ;
- interprétation technique des anomalies (pourcentages > 100 %, bulletins additionnels) qui nécessite un travail statistique rigoureux ;
- vulnérabilité des porteurs de preuves face à des saisies ou intimidations.
4. Conséquences sociales et risques d’escalade
La combinaison d’un fort ressentiment populaire (apparent dans les manifestations) et d’une répression ciblée crée un cycle dangereux : plus la parole citoyenne tente de se prouver, plus l’État riposte, plus la défiance augmente. Sans canaux de médiation crédibles, le risque n’est pas seulement politique : il est sécuritaire. La mémoire collective retient les dossiers d’anciens opposants poursuivis devant des juridictions d’exception — cette mémoire nourrit aujourd’hui la colère et la défiance.
5. Ce que demandent — et peuvent faire — les acteurs de la société civile
Pour sortir de l’impasse, plusieurs priorités sont identifiables et réalistes, sans encourager la confrontation violente :
- Documentation rigoureuse — conserver, horodater, conserver des copies multipliées (cloud sécurisé + copies physiques) des PV, photos et vidéos ; noter témoins et métadonnées.
- Chaîne de vérification — mettre en place des équipes d’audit (juristes + statisticiens + journalistes d’investigation) pour valider la cohérence des compilations et produire des rapports méthodologiques crédibles.
- Assistance juridique — coordination nationale pour garantir défense et assistance aux personnes arrêtées ; élaboration de dossiers pour recours devant les juridictions nationales et, si nécessaire, internationales.
- Canaux médiatiques nationaux et internationaux — transmission ordonnée des preuves vérifiées à médias indépendants et organismes internationaux (UA, UE, Nations Unies).
- Campagnes de sécurité numérique — former représentants et militants à la sauvegarde des preuves numériques et à la protection personnelle (sans instruction technique qui contournerait la loi).
- Appels au dialogue — exiger de l’État la transparence du Conseil constitutionnel et la publication intégrale des procès-verbaux de recensement, tout en réclamant l’indépendance des procédures judiciaires.
6. Recommandations politiques (pour la communauté internationale et les acteurs nationaux)
- Pour la communauté internationale : exiger la transparence du comptage national et soutenir des audits indépendants ; conditionner l’assistance à la protection des droits civiques.
- Pour les acteurs politiques internes : privilégier les voies juridiques et documentées pour contester les résultats ; éviter les provocations qui pourraient servir de prétexte à la répression.
- Pour les médias : vérification factuelle intense avant diffusion ; publication parallèle des PV et des méthodologies de compilation.
Conclusion — Le choix entre impunité et vérité
La crise camerounaise révèle le vrai enjeu : la capacité d’un État à accepter que sa légitimité soit questionnée. Les PV et les témoins publics offrent une opportunité rare — rendre visible la mécanique du vote. Mais la visibilité seule ne suffit pas : elle doit être accompagnée d’une stratégie juridique, médiatique et citoyenne coordonnée. Face à la tentation de régler l’ordre par la force, la seule voie durable reste celle de la preuve, du droit et de la médiation. Voix-Plurielles continuera d’accompagner, vérifier et publier — pour que la volonté des urnes ne reste pas une voix étouffée.
Dr. Madiesse Nguela
Lead Editor & Founder, Voix-Plurielles
24 octobre 2025



